Les politiques de mise en valeur patrimoniale à l’échelle de la Loire : du patrimoine naturel au paysage culturel évolutif
Introduction
La notion de patrimoine a beaucoup évolué depuis 1790, où il était question de « dresser l’état et veiller à la conservation des monuments, des églises et maisons devenus domaines nationaux »(1). En effet, c’est durant la Révolution française que l’idée de patrimoine émerge par la “dénonciation de son contraire : le vandalisme”(2), notamment au travers duquel l’art et les vestiges anciens sont attaqués pour leur association aux symboles du despotisme. Dans ce conflit avec l’ancien régime, l’initiative de protection des objets et des monuments s’impose comme une base de renouveau politique, au travers de laquelle l’idée de patrimoine détient la mémoire collective et devient symbole de l’identité nationale. C’est par exemple à partir de cette période que des musées nationaux comme le Louvre en 1793 sont créés.
Ainsi, dans une logique de recensements, un peu plus tard en 1830, le ministre de l’intérieur François Guizot, suggère la création d’un poste d’Inspecteur des Monuments Historiques. En 1834, il est confié en 1834 à Prosper Mérimée, écrivain, qui sillonne la France pour répertorier les monuments historiques. Tenant ce titre jusqu’en 1852, ces rapports initient une réflexion quant à la protection et la restauration des monuments(4).
Dès les années 1840, Mérimée confie à l’architecte Eugène Viollet-le-Duc des chantiers de restauration, dont on peut nommer Notre-Dame de Paris (1843) ou la cité de Carcassonne (1844). Ce dernier entreprend des démarches de restaurations, en s’appuyant notamment sur des témoignages, permettant de lier homme et monument pour ces reconstitutions. Attaché exclusivement aux composantes architecturales, il prend partie pour la restauration stylistique, usant de techniques plus élaborées et obtenant des composantes plus fines et recherchées. Lors de ces interventions, il est amené à supprimer certaines composantes de périodes postérieures, ou au contraire à en rajouter d’autres sur l’existant, disant ainsi “restaurer un bâtiment n’est pas le préserver, le réparer ou le reconstruire, c’est le replacer dans un état complet qui a pu ne jamais exister à une époque donnée.” (Eugène Viollet-le-Duc). Ces restaurations sont alors très critiquées en particulier par les conservateurs, en ce sens où elles amènent à mélanger des époques sur un même bâtiment, selon l’appréciation subjective de l’architecte (4).
Malgré ces idées émergentes quant à la notion de patrimoine, les dégradations des monuments historiques persistent. C’est pourquoi en 1887, Mérimée lance l’idée d’une loi en faveur de leur protection. Elle donne pour la première fois une portée juridique au classement des monuments historiques (1ère liste en 1840), considérant ces-derniers comme « Biens d’intérêt national d’art ou histoire ». Celle-ci s’avérant insuffisante, elle est remplacée en 1913 par une loi plus ambitieuse, structurant encore la pensée patrimoniale d’aujourd’hui, qui évoque non plus l’intérêt national mais public. Le glissement effectué élargit de cette manière sa notion aux immeubles plus modestes et aux objets mobiliers, permettant d’être inscrits au patrimoine, sans la justification d’une demande de classement. Ainsi, au nombre de 1090 monuments classés en 1840, il en est alors question de 4800 en 1913(4).
La notion de patrimoine, une évolution inhérente au contexte industriel
Dans les années 1920-1930, la notion de patrimoine présente un intérêt grandissant essentiellement pour les élites culturelles, et sa protection s’élargit au tissu entourant le monument, expliquant l’instauration d’un périmètre servant exclusivement le monument. Depuis son institutionnalisation, il est alors possible de constater l’importance croissante de la place laissée au monument et ainsi l’augmentation des monuments classés. Pour expliquer ceci, Françoise Choay, historienne des théories et des formes urbaines et architecturales, avance que “la consécration du monument historique est, en outre, fondée sur un ensemble de pratiques dont l’institutionnalisation a été catalysée par la puissance des forces destructives, non plus délibérées et idéologiques, mais inhérentes à la logique de l’ère industrielle, qui menace désormais les monuments historiques”(5). Ainsi, si l’importance laissée au monument n’a cessé d’augmenter, les raisons de cette importance ont divergé au cours du temps. A cette époque et dans un contexte industriel, on peut en effet nommer l’urbanisme fonctionnaliste (début 1930), qui, en opposition avec la ville traditionnelle dont les quartiers anciens sont extrêmement dégradés, vient éradiquer les taudis par la mise en place de la démolition et de la reconstruction, sous le nom de rénovation urbaine.
Un peu plus tard dans un contexte d’après-guerre (1950), le territoire français rencontre des crises notamment en termes d’habitat, induites par l’industrialisation des centres et l’exode rural croissant. La demande exponentielle en logements et l’insalubrité des quartiers centraux anciens conduisent au maintien de grandes opérations de rénovation urbaine, faisant table rase sur l’existant. Le code de l’urbanisme (et de l’habitation à l’époque) est ainsi créé en 1954, pour fixer un bon nombre de mesures quant à la planification de la ville d’après-guerre(6).
Dans cette continuité en 1962, la loi Malraux, loi de sauvegarde allant à l’encontre des opérations de rénovation urbaine, apporte une nouvelle dimension à la notion de patrimoine. Le Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur est créé (PSMV) ne s’attachant plus uniquement au bâti, ni au tissu autour de ce-dernier, mais à des ensembles urbains cohérents, faisant naître la notion de secteurs sauvegardés et de mise en valeur(7). La loi Malraux semble ainsi intervenir dans une logique de conservation d’urgence d’un ensemble de bâti voire de quartiers. Selon Nora Semmoud, architecte-urbaniste, “cette politique, construite dans l’opposition à toute destruction ou défiguration du patrimoine bâti, s’avéra rapidement limitée quant à sa capacité à valoriser les ensembles résidentiels anciens et à leur restituer une valeur d’usage”(5). Il semble que les opérations de restauration immobilière aient procédé au déplacement des populations plus modestes et au départ des populations plus aisées, exigeantes en termes de conditions d’habitabilité. On comprend donc que les logiques de conservation du patrimoine sont parfois difficilement conciliables avec les politiques de l’habitat, empêchant l’évolution du bâti avec les usages actuels. Complétant cette critique, Françoise Choay ironise ce constat disant que “nous ignorions qu’en l’espace de quelques décennies l’espèce humaine parviendrait, par sa pratique conservatoire même, à accomplir les destructions qui auraient autrefois demandé des siècles”(5).
La notion de patrimoine aujourd’hui, le constat d’une inflation
Aujourd’hui, la notion de patrimoine englobe de plus en plus de dimensions, couplant un élargissement de l’espace et un ancrage dans le temps toujours plus court. On parle même d ‘ “inflation patrimoniale”(8). Pour expliquer ceci, Nathalie Heinich, commence par énumérer les dispositions administratives et juridiques qui découlent de la loi 1913 “protection des sites en 1930, des fouilles archéologiques en 1941, des abords en 1943, des collections scientifiques en 1946, des secteurs sauvegardés en 1962, des réserves naturelles en 1976, des archives en 1979, du patrimoine ethnologique en 1980 ; création des « zones de protection du patrimoine architectural et urbain » (ZPPAU) en 1983”(8). L’extension du patrimoine a donc d’abord été temporelle, mais aussi topographique, passant du bâti à ses abords, puis aux sites et aux secteurs urbains, plus tard “c’est la nature même et non plus seulement les objets produits par l’homme”(8). Cette extension est également catégorielle, ouvrant l’idée de patrimoine aux œuvres, notamment celles à valeur de témoignage de la vie passée, comme au travers des fontaines, lavoirs, moulins, mines ou usines. Enfin l’auteure explique une quatrième extension, d’ordre conceptuelle relative à la qualification de l’objet, passant d’une logique de l’unicum, “s’intéressant exclusivement aux œuvres uniques ou exceptionnelles”, à une logique de typicum, “visant l’élément d’une série, d’un ensemble, voire d’un contexte”(8).
De manière plus générale, Patrice Béghain résume l’évolution de la notion de patrimoine ainsi : “d’abord restreint aux monuments et aux œuvres d’art, le concept de patrimoine s’est progressivement appliqué dans le monde entier à toutes sortes de réalités matérielles et immatérielles : objets du quotidien, traditions populaires, pratiques sociales, arts culinaires ; au domaine de la création : cinéma, arts de la scène, musique, littérature ; à celui de l’environnement, où il est désigné sous le terme de patrimoine naturel”(3). Via l’Unesco créé en 1945, la notion de patrimoine a acquis une légitimité mondiale. Ce dernier entend sa définition dans son sens le plus large, regroupant le patrimoine matériel, immatériel et naturel sous l’égide du patrimoine culturel. Cette inflation patrimoniale ne s’ancre-t-elle pas plus globalement dans l’évolution de la société de consommation ? Par ailleurs, s’il est question de tout inscrire et de tout protéger parce que tout présente un intérêt, ne faut-il pas alors au contraire ne rien inscrire et ne rien protéger, parce que tout mérite naturellement, quelle qu’en soit la nature, d’être pris en considération ? Faut-il protéger, ou à l’inverse, laisser libre pour différents types d’appropriation ?
Sans ne chercher à catégoriser le patrimoine, et avant de considérer l’échelle de l’agglomération de Tours, nous gardons plus globalement la définition suivante de la patrimonialisation, définie par Jean Davallon, chercheur en sciences de l’information et de la communication, comme “un processus par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou immatériels, de sorte que ce collectif se trouve devenir l’héritier de ceux qui les ont produits et qu’à ce titre il a l’obligation de les garder afin de les transmettre”(9).
Conclusion
Finalement, la thématique de politiques publiques de mise en valeur du patrimoine se décline sous trois sous-thématiques : le patrimoine culturel, le patrimoine naturel et le paysage culturel évolutif. En effet, de part l’historique retracé précédemment, on comprend que la notion de patrimoine a d’abord été celle de patrimoine culturel, dont un début de prise de conscience émerge lors de la révolution française (1790). Il est question par la suite de patrimoine naturel, dont la première politique publique de préservation remonte aux années 1850. Enfin, nous terminons via le prisme de l’UNESCO (1945), tentant de concilier patrimoine culturel et naturel sous le titre de paysage culturel évolutif. Replaçant les politiques publiques de mise en valeur du patrimoine à l’échelle de l’agglomération Tourangelle et vis-à-vis de l’objet Loire, nous entamons l’approche du patrimoine culturel au travers de la loi Malraux (1962), celle du patrimoine naturel au travers de la création de l’association Loire Vivante (années 80), puis celle du paysage culturel évolutif au travers du Plan Loire Grandeur Nature (PLGN 1994).
Bibliographie
1. Ministère de la Culture. Les grandes dates [Internet]. [cité 2 nov 2020]. Disponible sur: https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Monuments-historiques/Monuments-historiques-et-sites-patrimoniaux-remarquables/Focus/Centenaire-de-la-loi-de-1913/Les-grandes-dates
2. Le Rouzic R-M. L’influence de la Révolution en France sur la notion de patrimoine et sur l’archéologie : rôle et pratiques (1790-1848) à travers quelques exemples [Internet]. 2017 [cité 15 déc 2020]. Disponible sur: http://books.openedition.org/psorbonne/6831
3. Béghain P. Patrimoine, politique et société [Internet]. 2012 [cité 15 déc 2020]. Disponible sur: https://www.cairn.info/patrimoine-politique-et-societe–9782724612288.htm
4. Naissance de la notion de monument historique [Internet]. [cité 15 déc 2020]. Disponible sur: https://webmuseo.com/ws/sarlat/app/file/forcedownload/Cent-ans-de-protection.pdf?key=eaefc12f4lytzpye5f8ihuf00itvbbjfp
5. Semmoud N. Valorisation patrimoniale et changement social : un pléonasme ? [Internet]. 2005 [cité 15 déc 2020]. Disponible sur: https://books.openedition.org/pur/2248
6. RENAUDIN F. Histoire du droit de l’urbanisme [Internet]. [cité 2 nov 2020]. Disponible sur: https://www.clairance-urba.fr/histoire-du-droit-de-lurbanisme/
7. Malraux.org. Loi Malraux du 4 août 1962 [Internet]. [cité 3 nov 2020]. Disponible sur: https://malraux.org/loimalraux1/
8. Heinich N. Introduction. L’inflation patrimoniale [Internet]. 2009 [cité 15 déc 2020]. Disponible sur: https://books.openedition.org/editionsmsh/2647
9. Davallon J. À propos des régimes de patrimonialisation : enjeux et questions [Internet]. 2015 [cité 3 nov 2020]. Disponible sur: https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01123906/document
Références connexes
- Ministère de la Cohésion des Territoires. Geoportail de l’urbanisme [Internet]. [cité 13 oct 2020]. Disponible sur: https://www.geoportail-urbanisme.gouv.fr/map/#tile=1&lon=0.7406533718325047&lat=47.42043875120132&zoom=13
- Tours Métropole. PLU Tours [Internet]. 2020 [cité 12 oct 2020]. Disponible sur: https://www.tours.fr/services-infos-pratiques/564-les-pieces-du-dossier.html